Durant mon enfance et mon adolescence, j’ai été élevé par une mère célibataire et j’ai grandi dans un univers très féminin, imprégné d’une atmosphère douce et maternelle. Mon père, quant à lui, était une personnalité instable, pour ne pas dire toxique. Il a été très peu présent pendant ces années cruciales de ma vie. Et même lorsqu’il était là physiquement, il n’était jamais vraiment présent pour moi. Il ne m’a jamais transmis les repères fondamentaux du masculin, comme par exemple : le sens du devoir, la responsabilité, l’autonomie, le respect de soi, l’importance de tenir ses engagements. J’aime la philosophie taoïste du Yin et du Yang et celle-ci est tout à fait pertinente pour illustrer mes propos. Tout ce contexte familial m’a plongé dans un excès d’énergie Yin, sans contrepoids masculin, sans cette force Yang qui équilibre et structure. À l’adolescence, ce déséquilibre s’est clairement manifesté dans mon tempérament. J’étais un garçon timide, rêveur, passif, souvent à court d’énergie. Je préférais passer des heures à écouter de la musique en imaginant toutes sortes de scénarios dans ma tête plutôt qu’à m’impliquer dans des activités concrètes ou manuelles. J’ai grandi dans un écrin de beauté, au cœur des Ardennes. Ma mère louait le corps de logis d’une jolie ferme, et j’y ai vécu des moments merveilleux de ma naissance jusqu’à mes 20 ans. Nos voisins, qui étaient aussi les propriétaires des lieux, formaient avec leur fils, une famille de fermiers dynamiques, travailleurs et responsables. Leurs fermes prospéraient, et ils incarnaient des valeurs solides : le sens du devoir, l’engagement, la responsabilité. C’était des gens admirables, qui réussissaient par leur constance et leur implication. Avec des voisins aussi inspirants, j’aurais pu — et peut-être dû — développer davantage mon côté Yang. Leur exemple incarnait une autre issue possible. Mais la réalité a été toute autre. L’influence d’un père manipulateur et narcissique, combinée à la douceur protectrice de ma mère, a eu un effet paralysant sur moi. Cela m’a comme figé intérieurement, inhibé. Je n’ai donc jamais eu de véritable figure paternelle de substitution pour m’initier aux valeurs du masculin. À l’âge de 15 ans, j’ai décidé de changer d’école pour suivre une nouvelle orientation. Ce fut une étape difficile. Je quittais un environnement familier et rassurant, des camarades que je connaissais bien, pour rejoindre un autre établissement, dans une autre ville, avec de nouveaux visages. Timide de nature et nouvel arrivant, je n’ai pas été accueilli avec bienveillance. Les élèves de cette nouvelle classe, déjà soudés entre eux, ne m’ont pas accepté. J’ai été mis à l’écart, moqué, rejeté, simplement parce que j’étais différent, timide et que je venais d’ailleurs. Comme j’étais de caractère Yin, je n’avais pas de ressource pour me révolter. Et puis, quand tout une classe te rejette, se révolter semble vain. Cette exclusion a duré deux longues années, jusqu’à ce que je change une nouvelle fois d’option. C’est là que j’ai enfin trouvé un groupe plus ouvert, des camarades sympathiques, qui m’ont accueilli chaleureusement. Mais ce passage reste l’un des plus douloureux de mon adolescence. Ne me sentant pas accepté tel que j’étais, je me suis peu à peu replié sur moi-même. Pendant les pauses, les récréations, je restais seul, perdu dans mes pensées. La rêverie est devenue une échappatoire, un refuge contre la solitude et le rejet. Aujourd’hui, je prends conscience à quel point cette expérience d’exclusion a nourri un monde intérieur où la fuite, l’imaginaire sont devenus des refuges essentiels à mon équilibre… mais aussi de futures prisons invisibles. L’adolescence est le temps des premiers flirts, des premières histoires amoureuses. Même si j’étais timide, réservé, et que je donnais l’impression de ne pas m’intéresser aux filles de mon âge, en réalité, j’étais profondément attiré par elles, comme n’importe quel adolescent. Il y avait une jeune fille en particulier, inscrite dans une autre option, que je trouvais très belle. Je sentais, à travers certains regards échangés pendant les pauses, qu’elle aussi semblait s’intéresser à moi. Un jour, l’une de ses amies est même venue me dire qu’il fallait que j’ose aller lui parler, que l’occasion était là. Mais ma timidité m’en a empêché. Je n’ai jamais franchi le pas. Cet amour adolescent, resté totalement intériorisé, est devenu sans que je le sache le premier point d’ancrage de la limérence dans ma vie. Pendant deux ans, je venais à l’école dans l’espoir de la croiser du regard lors des pauses. Comme j’étais rejeté par ma classe, elle était devenue le seul motif plaisant de venir à l’école. Une fois rentré chez moi, je me réfugiais dans mes pensées et je passais des heures à imaginer des scénarios avec elle : notre premier baiser, des conversations complices, des instants partagés comme un vrai couple. Ce monde imaginaire était devenu mon refuge… et le terreau d’un attachement idéalisé qui allait profondément marquer ma façon d’aimer. L’ironie, c’est qu’en changeant d’option, je me suis retrouvé à avoir deux ou trois cours en commun avec sa classe. Pourtant, même dans ce contexte favorable, je n’ai jamais osé aller lui parler, alors même que j’étais bien intégré dans ma nouvelle classe. Pendant trois ans, je suis resté prisonnier de mes fantasmes, de cette idéalisation. Jusqu’au jour où je l’ai vue en couple avec un autre homme. À cet instant, comme tout limérent, j’ai ressenti cette fission intérieure, cette douleur brutale qui nous renvoie à ce besoin profond de fusion. Puis est venu le deuil, et avec le recul, il a pu surtout se faire en transférant la limérence sur une autre femme. Ce qui me frappe, avec le recul, c’est le terreau sur lequel la limérence a pu s’enraciner. D’un côté, un tempérament très Yin, façonné par un contexte familial particulier. De l’autre, un sentiment de rejet social au sein de ma classe. Pris entre ces deux dynamiques, ma seule échappatoire — et c’était une question de survie mentale — a été de me réfugier dans un fantasme amoureux.